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Peut-on aimer SAFE quand on est agiliste ?

Peut-on aimer SAFe quand on est agiliste ?

26 août 2020

– 20 min de lecture

Pilotage Projets & Produits

Nicolas Lochet

Il faut que je vous avoue que lorsqu’on me demande sur quelle certification agile je peux former les gens, j’ai parfois un peu honte de dire que je peux le faire sur SAFe avec la Scaled Agile Academy.

Aussi, je m’empresse le plus souvent d’ajouter que je suis aussi formateur licencié Management 3.0. Comme pour me dédouaner.

Cette opposition de genres peut surprendre. Encore plus lorsqu’on connaît également mon penchant pour les organisations plates (pour ne pas dire entreprises libérées) et les interventions et articles que j’ai pu faire à ce sujet.

Pour autant, je ne vois pas cela comme une schizophrénie. Et oui, j’ose le dire, j’aime bien SAFe !

Alors pourquoi SAFe est-il un framework qui crée autant de débats ? Pourquoi est-ce que cela peut sembler honteux d’utiliser SAFe ? Autrement dit, SAFe est-il vraiment agile ?

Je vous propose de décrypter tout cela à travers 9 affirmations. 9 arguments massue trop souvent utilisés pour jeter SAFe en pâture dans la fosse aux lions. 9 critiques à la véracité insuffisamment questionnée.

Non, je ne vous ferai pas le coup des “10 affirmations sur SAFe, la 10éme va vous étonner…” mais restez quand même avec moi jusqu’à la fin ;).

9 critiques récurrentes faites à SAFe

  1. SAFe est trop complexe
  2. SAFe n’a rien inventé (sous-entendu “donc c’est pas bien !”)
  3. SAFe est un framework de command and control
  4. Les métriques dans SAFe sont un retour vers l’utopie de la prédictibilité
  5. C’est vraiment compliqué d’évaluer la valeur dans SAFe
  6. SAFe, contrairement à LeSS ou au modèle Spotify n’est pas adapté à une démarche produit
  7. SAFe n’est que pour les grosses entreprises
  8. Pour faire de l’agilité à l’échelle, il vaut mieux construire son propre framework
  9. SAFe n’est pas de l’agilité à l’échelle

1. SAFe est trop complexe

Pour commencer, je reviendrais sur l’une des sentences les plus souvent prononcées à son encontre : “SAFe est trop complexe”.

C’est une affirmation que je peux totalement comprendre. Pour qui a un jour regardé le poster SAFe, cela peut même sembler une évidence, tant on peut se trouver perdu à son premier regard.

Pourtant ce défaut de complexité, au-delà du fait qu’il n’est surtout qu’apparent et s’éclaire grandement quand on appréhende pleinement la logique du framework, est l’une des véritables qualités de SAFe.

Si le framework est compliqué, c’est qu’il imbrique beaucoup de sources de connaissances différentes. Il s’attache à faire le lien entre elles ; ce qui n’est jamais chose facile.

En y regardant de plus près, c’est cependant une manière (mais pas la seule) de construire une véritable approche systémique. Réunir autant de savoirs différents, c’est s’attacher à ce que l’ensemble des aspects de l’équation soient pris en compte. Et de ce point de vue, je pense que c’est le framework qui permet la meilleure vision d’ensemble. On y retrouve du lean startup, du design thinking et de l’UX, du Scrum, du Kanban, du DEVOPS (dont le continuous delivery), du Beyond Budgeting et de la gestion de portefeuille, du Management 3.0, du Lean etc.

On a donc une vision qui n’oublie ni les personnes, ni les pratiques, ni la stratégie, ni le client, ni les environnements, ni le management et ni même la culture !

Donc oui, SAFe peut être complexe (au sens des systèmes complexes), mais c’est une complexité nécessaire. Je citerais d’ailleurs à ce sujet Max Boisot qui dit:

La complexité d’un système doit être en adéquation avec la complexité de l’environnement dans lequel il se trouve.

Max Boisot

The Interaction of Complexity and Management

Cela dit, SAFe ne cherche aucunement à être complet sur l’un ou l’autre de ces composants. Il propose des outils dont il nous laisse en partie le soin d’approfondir le contenu.

Il n’y a par exemple pas d’explication détaillée du Gemba, qui fait partie des éléments inhérents à une approche Kanban. Bien que s’appuyant sur Kanban (et plus largement le Lean), SAFe considère que c’est à nous d’en maîtriser les concepts.

Sur ce sujet, SAFe n’impose d’ailleurs aucune méthode. Pour preuve, même si Kanban est devenu aujourd’hui un pilier important, il était autrefois cantonné à la seule gestion de portefeuille. Jusqu’à la V4 du framework en effet, seul Scrum était utilisé comme moyen de piloter une équipe agile. 

SAFe est ainsi un framework qui, en son coeur, encourage la sélection des pratiques et outils. Ce qui nous permet alors de nous adapter à l’environnement auquel nous sommes confrontés. Ce faisant, nous pouvons sélectionner le juste niveau de complexité dont nous avons besoin !

2. SAFe n’a rien inventé (sous-entendu “donc c’est pas bien !”)

[br]Autre objection que l’on entend trop souvent, SAFe n’aurait innové en rien ! C’est tout d’abord un faux reproche. Il est parfois plus utile de relier des savoirs que d’en créer de nouveaux. Je rappellerais d’ailleurs cette citation de Bernard de Chartres reprise par Pascal ou même Newton en leur temps :

Nains assis sur des épaules de géants

Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux.

Bernard de Chartres

Metalogicon – Livre III

Pour autant, SAFe est un framework qui a lui aussi apporté sa pierre à l’édifice de l’agilité. L’intégration des savoirs agiles et la proposition d’une représentation cohérente à l’échelle de l’entreprise n’est déjà en soi pas un mince exploit. Quand bien même cela aurait été la seule contribution de SAFe, cela aurait eu de la valeur. Mais SAFe va plus loin. Au-delà de cette mise en cohérence, il amène également ses propres nouveautés.

J’en citerai simplement deux: le PI Planning et l’intégration des architectes au coeur de l’agilité.

Le PI Planning est certainement le plus emblématique des apports de SAFe. Qui aurait pu penser que réunir jusqu’à 125 personnes pendant deux jours était une bonne idée ? Pour autant, cet événement est loin d’être la foire à laquelle on pourrait s’attendre. En vivre un est même bien souvent déterminant pour convaincre une entreprise de s’engager dans SAFe. Et ce quand bien même le PI planning peut justement être l’un des éléments qui auraient tendance à faire peur !

Ce sont d’ailleurs généralement ces mêmes détracteurs du PI planning qui viennent ensuite en faire l’apologie. Ils sont enthousiastes face à l’énergie libérée et l’efficacité avec laquelle les problèmes sont gérés. Ils sont surpris de la transparence et de la vision apportées, heureux de l’engagement suscité.

L’intégration des architectes dans SAFe, même si elle est moins souvent mise en avant est également très intéressante. D’abord elle permet de casser un tabou ! Celui d’une agilité qui ne pourrait pas avoir de vision à moyen terme ou de planification.

En effet, les architectes ont longtemps été les laissés pour compte de l’agilité. Le fait de chercher à obtenir des équipes auto-organisées, autonomes et ayant toutes les compétences pour réaliser le produit a pu être vu comme une critique de leur rôle.

Il faut dire qu’ils avaient fini par être perçus comme un élément de rigidité des organisations. En codifiant les méthodes, outils et langages à utiliser ils venaient entraver les besoins d’adaptation des équipes agiles. La guerre était déclarée.

Pourtant l’autonomie sans vision partagée est la meilleure recette du chaos. Sans celle-ci, il est impossible de créer l’alignement et chacun part dans sa propre direction.

SAFe en intégrant le rôle d’architecte aux différents étages du framework, redonne ce rôle de porteur de sens. Les architectes ne sont plus là pour établir une vision figée de l’organisation, mais une vision évolutive.

Ils viennent donc en soutien des équipes en permettant l’alignement de celles-ci avec des approches dont ils garantissent la cohérence. Ils s’assurent également que si les choix sont ouverts en début de réalisation, ils finissent par se stabiliser avec le temps. Ils permettent ainsi d’éviter l’oscillation permanente qui frappe parfois certaines équipes agiles, incapables de converger vers une solution.

3. SAFe est un framework de command and control

L’idée que SAFe serait en fait une approche de command and control, est peut-être la dernière grande critique que l’on entend régulièrement professée à son égard.

Cette notion d’une approche dictatoriale est sans doute accentuée par le célèbre poster de SAFe. Cette représentation détaillée peut en effet donner l’impression d’un framework très orienté processus. Visuellement, la représentation des différents étages de coordination en se rapprochant des structures pyramidales des sociétés, peut laisser penser à une forme de hiérarchie. Une idée bien ancrée dans l’esprit de certains.

Pourtant, non seulement SAFe n’introduit jamais cette notion, mais au contraire le 8éme de ces 9 principes, débloquer la motivation intrinsèque des travailleurs est une plaidoirie pour l’autonomie !

Je soupçonne néanmoins la Scaled Agile Academy de maintenir volontairement une certaine ambiguïté sur le sujet. À travers son poster et sa représentation à étages, SAFe laisse penser à une continuité du fonctionnement hiérarchique de l’Ancien Monde. Un choix qui explique le succès commercial de SAFe. Cette représentation de l’agilité, proche des méthodes traditionnelles, et de nos anciennes croyances, est en effet bien plus rassurante aux yeux des dirigeants.

Malheureusement, cette vision d’un SAFe qui ne nécessiterait pas de changer notre compréhension du monde, mais d’adopter simplement de nouveaux processus est également une des raisons principales d’échec de son implémentation.

SAFe, comme tout framework agile, nécessite savoir-faire et savoir-être. Ce dernier étant essentiel ! N’appliquer bêtement que les processus (le savoir-faire), ne peut donc qu’engendrer un échec.

SAFe nous prévient pourtant dès le départ. Il n’est pas une recette prévue pour une application dans sa globalité. Il doit être adapté. Au-delà même des sous-ensembles directement proposés que sont l’Essential SAFe, le Large Solution SAFe, le Portfolio SAFe ou le Full SAFe. C’est une adaptation qui demande une véritable conscience (au sens de savoir-être) des principes et valeurs de l’agilité.

Pour ma part, il m’arrive assez fréquemment de mettre en place chez mes clients une couche de gestion de portefeuille inspirée du Portfolio SAFe. Alors même que les projets/produits ne nécessitent pas de mécanismes d’agilité à l’échelle. Elle apporte en effet un bénéfice réel à l’organisation par les mécanismes de priorisation des projets/produits qu’elle propose.

SAFe est donc un framework qui, peut-être plus que d’autres, peut facilement être dévoyé et implémenté de manière coercitive. On perd ainsi tout bénéfice d’agilité.

Pour autant, il ne m’a jamais empêché de discuter avec certains clients d’organisations plates alors que nous faisions une implémentation de SAFe. Dans le fond, il n’y a rien d’incompatible à ce qu’une entreprise Opale utilise ce framework.

Si l’on peut certes reprocher l’ambiguïté, SAFe n’en reste pas moins un framework agile. Ce n’est pas SAFe qui est anti-agile, mais ce que nous en faisons qui le transforme en outil de command and control.

4. Les métriques dans SAFe sont un retour vers l’utopie de la prédictibilité

Autre critique que l’on entend surtout parmi les agilistes, SAFe propose une approche des métriques qui peut sembler un peu utopique. Dans un monde complexe (et donc volatile du fait des mécanismes d’émergence), SAFe donne l’impression de chercher à tout prédire. C’est une partie que j’ai personnellement mis un certain temps à maîtriser.

En fait, SAFe ne cherche pas à obtenir un chiffre précis, juste et absolu. Son approche des métriques est un moyen d’éclairer la prise de décision. Autrement dit, c’est un moyen de vérifier nos hypothèses, de détecter les changements éventuels et de s’y adapter le mieux possible.

Prenons pour exemple la mesure de prédictibilité du train, qui se base sur le pourcentage de business value atteinte. Cette mesure n’est pas tant effectuée pour suivre l’avancement de nos engagements que pour déterminer à quel point notre environnement est changeant. On ne cherche pas à savoir si l’on va tenir nos objectifs, mais à ajuster notre manière de piloter en fonction du degré d’incertitude de l’environnement dans lequel on se trouve.

Si parfois l’expérience montre une certaine fiabilité dans l’atteinte de nos engagements, tant mieux ! C’est que nous sommes dans un environnement relativement stable. Nous pouvons alors poursuivre une certaine stratégie d’efficience.

Si au contraire la prédictibilité du train est faible, c’est que notre environnement est extrêmement incertain. Dans ce cas, il ne convient pas de rechercher l’efficience. C’est tout l’inverse. Il faut alors s’attacher à développer nos capacités d’adaptation. Cela veut dire se préserver un maximum d’options, le plus tardivement possible (on pourrait aussi travailler à accroître la stabilité de notre environnement. Tout un challenge !).

Le fait que SAFe repose sur un paradigme de changement se retrouve à la fois dans son fort focus sur la création de valeur et dans la manière dont il la définit. 

Dans un contexte où nous ne maîtrisons pas l’évolution de nos écosystèmes, il est en effet essentiel de s’assurer d’investir de manière à ne jamais regretter nos choix. Même si nos prévisions étaient déjouées.

C’est pourquoi SAFe, tout comme l’agilité de manière générale, cherche à travailler en permanence sur les éléments dont nous estimons pouvoir dégager le plus de valeur. Le travail est même découpé d’une manière qui nous permette d’en retirer le maximum de bénéfice, quel que soit le moment où nous devrons procéder à des ajustements.

Autrement dit, face au changement, il s’agit d’être dans une situation où force est de constater que nous n’aurions pas pu mieux nous organiser. Nous n’aurions pas pu créer plus de valeur. Nous n’aurions pas pu mieux limiter nos pertes. À moins évidemment d’avoir eu connaissance du changement à l’avance, mais ce serait là un biais de lecture a posteriori…

Comme je le disais, cette incertitude se retrouve jusque dans la façon dont SAFe définit la valeur. C’est en effet le seul framework à parler d’hypothèses de bénéfices et non de bénéfice tout court.

Il met ainsi en lumière le raccourci trop souvent commis entre la valeur escomptée d’un projet/produit et sa valeur réelle après rencontre avec le marché.

En ajoutant cette notion d’hypothèse, SAFe met en exergue la nécessité de piloter le bénéfice escompté. Dès la réalisation de l’epic hypothesis statement, le framework recommande la définition d’indicateurs de pilotage de la valeur (les leading indicators).

Par la suite, ces KPIs permettront de vérifier la justesse de nos suppositions et de mieux détecter les éventuelles adaptations nécessaires (dans nos priorités comme dans notre stratégie). C’est une approche typiquement Lean Startup dans l’esprit (et une belle utilisation de l’innovation accounting) !

De tout cela on retiendra surtout que SAFe ne cherche pas tant la prédictibilité ou la mesure exacte que l’obtention d’informations suffisantes pour prendre des décisions et les piloter.

5. C’est vraiment compliqué d’évaluer la valeur dans SAFe

Au rang des critiques portées à l’encontre de SAFe, on entend encore celui de la manière dont la valeur y est évaluée. Ce n’est pas sans lien avec les reproches faits au regard de l’apparente précision des métriques et leur illusion de prédictibilité.

Sur ce point, il est essentiel de bien comprendre que lorsque SAFe tâche d’évaluer la valeur d’un élément (notamment avec un WSJF), il n’essaie pas de le faire de manière absolue, mais de manière comparative. En ce sens, il est tout aussi facile de mesurer un WSJF dans un contexte logiciel que de production.

Le Cost of Delay effectif de l’élément A reste certes inconnu, mais sa comparaison avec l’élément B reste relativement facile à réaliser et facilite la décision de prioriser l’un par rapport à l’autre.

En cela nous sommes proches de l’esprit de How to measure anything (de Douglas Hubbard) : il ne s’agit pas d’avoir un chiffre précis, mais bien d’avoir un encadrement de celui-ci par un intervalle de confiance suffisant. Toutes choses étant égales par ailleurs et tous nos biais de mesures et erreurs étant d’une magnitude similaire, nous pouvons ainsi prendre des décisions justes sur la base d’évaluations pareillement fausses. 

À ce sujet, j’aime bien évaluer la valeur en m’appuyant sur des mécanismes d’intelligence collective (diversité, décentralisation et indépendance/autonomie suivant James Surrowiecki, l’auteur de La Sagesse des foules).

Pour cela il suffit le plus souvent d’avoir un groupe de personnes suffisamment diversifié et d’utiliser des techniques adaptées de la magic estimation (qui permettent de comparer au plus vite un grand nombre de critères entre eux).

C’est parfois étonnamment rapide. J’ai ainsi pu évaluer le WSJF de près de 80 projets et les prioriser en moins d’une journée avec une dizaine de membres d’un COMEX !

Personnellement, j’apprécie également le côté global de la manière dont SAFe aborde l’évaluation de la valeur. Elle prend en compte aussi bien la user business value (incluant la valeur de satisfaction client) que la valeur liée au coût de ne pas faire (la fameuse Time Criticality) ou la valeur indirecte (réduction de risque et développement d’opportunités futures).

En cela, le framework est plus riche qu’un simple Scrum. Il ne se contente pas de la seule valeur business mais rend explicites d’autres types de valeurs. En retour l’attention constante pour la satisfaction client peut cependant paraître moins évidente.

Ainsi, même si SAFe nous incite à évaluer la valeur sur plusieurs axes, le fait de le faire de manière comparative ne rend pas les choses plus compliquées qu’avec une autre méthode.

6. SAFe, contrairement à LeSS ou au modèle Spotify n’est pas adapté à une démarche produit

On a tendance à penser qu’un framework adapté pour des projets à 125 personnes et plus n’est pas pertinent pour l’adoption d’une démarche produit. C’est là encore une critique que j’ai pu entendre surtout en comparaison avec LeSS ou le modèle Spotify.

On précisera d’abord, comme nous le rappelle Séverin, qu’il n’y a pas de modèle Spotify. Il ne s’agit que d’un retour d’expérience. Une expérimentation dont le bénéfice, même chez Spotify, est aujourd’hui remis en question. Il n’y a rien de magique. Spotify n’a finalement rien fait de plus que de créer une organisation spécifique à son contexte. Si le mot feature teams peut sembler sexy, il ne s’agit pour autant pas d’autre chose que d’une équipe pluridisciplinaire.

Ceci étant posé, SAFe est bien lui aussi un framework construit pour fonctionner dans une démarche produit. C’est sans doute moins visible que dans le framework LeSS, car SAFe se veut plus versatile. Il cherche à la fois à pouvoir définir le fonctionnement d’une organisation complète et à permettre la cohabitation de différentes démarches (y compris donc du cycle en V avec de l’agilité).

La vision produit de SAFe est essentiellement portée par la manière de financer les values stream et l’approche capacitaire qui en découle. À travers cela, SAFe promeut la stabilité des équipes dans le temps.

Il facilite également le suivi des produits tout au long de leur cycle de vie en n’externalisant pas la gestion du run. Dans cette logique, SAFe introduit Kanban comme méthode de gestion au niveau équipe lors de la parution de sa V4. Il permet ainsi un meilleur pilotage d’activités de build et de run simultanées, courantes lorsqu’on travaille sur un produit.

Au niveau équipe, SAFe met également en avant la constitution d’équipes organisées en feature teams avec toutes les compétences (quand c’est possible) pour développer et maintenir l’intégralité du produit. 

Cela fait d’ailleurs relativement sourire de voir SAFe opposé au retour d’expérience de Spotify dans la mesure où les équipes pluridisciplinaires sont bien présentes dans le framework (de mémoire au moins depuis la V3 et avec les communautés de pratiques et d’intérêt dès la V4).

Il serait donc temps d’arrêter de déifier le modèle Spotify et de le prendre pour le retour d’expérience qu’il est.

L’organisation en feature teams, l’utilisation de Kanban ou la promotion d’équipes pérennes sont autant d’éléments de SAFe adaptés à une approche produit.

7. SAFe n’est que pour les grosses entreprises

Si l’on arrive à faire face à tous ces arguments anti-SAFe, il en reste encore un qui tient à l’idée que SAFe ne serait de toute façon adapté qu’à de grandes organisations.

Ce n’est pas totalement faux. À moins de 50 personnes sur un projet, SAFe a effectivement peu d’intérêt. Dans ce cas, le surcoût de pilotage nécessaire surpasse le plus souvent les bénéfices obtenus.

De manière générale d’ailleurs, la première règle de l’agilité à l’échelle devrait être de ne pas faire d’agilité à l’échelle !

Trop souvent, on cherche en effet à mettre en place des mécanismes d’agilité à l’échelle pour compenser un manque de rigueur dans l’optimisation du système.

C’est même une des raisons qui font que nous n’aimons pas l’agilité à l’échelle!

Affronter les problèmes en face est difficile. Changer une culture peut sembler un véritable travail d’Hercule. Rechercher les causes racines d’un problème est bien plus délicat que de trouver un coupable. Aussi, pour ne pas remettre en questions nos habitudes, on s’efforce trop souvent de compenser en ajoutant plus de monde sur le projet ou en essayant d’appliquer le dernier framework à la mode.

Plutôt que de prendre le risque d’adopter une véritable démarche d’amélioration continue et de régler les problèmes qui nous font face, nous choisissons de grandir dans une fuite en avant. Nous cherchons à avoir toujours plus de ressources en espérant que cela va miraculeusement tout résoudre!

Si je me souviens bien, Alistair Cockburn rapportait d’ailleurs cette anecdote : sur un projet, il avait déterminé qu’avec les bonnes personnes, il était réalisable avec 6 développeurs. Comme il ne les avait pas, il lui en fallait 50 !

Cela étant, il y a bien sûr des situations où il est indispensable de faire grandir les projets. C’est là une des forces de SAFe qui propose un système facilement scalable.

J’ai déjà dit qu’il m’arrivait de n’avoir recours qu’à la partie Portfolio du framework, mais il est aussi possible de n’utiliser que l’une ou l’autre des couches. Si vous le souhaitez, vous pouvez parfaitement vous contenter de ne mettre en place qu’un seul train. Non seulement rien ne vous force à tout déployer, mais il sera par ailleurs très facile d’ajouter de nouveaux éléments ultérieurement.

La règle devrait être de ne mettre en place que le strict minimum de processus que vous pensez nécessaire et ceci fait d’en retirer encore ! De manière surprenante, vous vous rendrez compte que même ces éléments que vous pensiez indispensables et que vous venez de supprimer n’ont rien d’obligatoire.

Ainsi, nul besoin d’être un grand groupe du CAC 40 pour utiliser SAFe, le plus important c’est d’adapter et de ne pas vouloir systématiquement utiliser tous les étages de la fusée !

8. Pour faire de l’agilité à l’échelle, il vaut mieux construire son propre framework

À en croire certains SAFe ne serait finalement pas un bon framework d’agilité à l’échelle, car chaque entreprise étant unique il n’est pas possible d’avoir une solution pertinente pour tous. Il vaudrait donc mieux concevoir son propre framework.

C’est d’ailleurs la tendance dans tous les grands groupes. J’ai pu participer à la création de quelques-uns et en observer d’autres. Je dois avouer que cela m’a laissé perplexe…

Certes, on peut se féliciter de voir que même les grands groupes, pourtant peu connus pour leur rapidité à s’adapter, ont fait leur ce principe d’adaptation de l’agilité au contexte. Cependant, je ne peux que constater que tous ces frameworks maison, ne sont en fin de compte que de pâles copies de SAFe. J’ai même pu observer l’intervention de grands noms du conseil qui en créant ces modèles, ne faisaient rien d’autre que recopier SAFe. Parfois, et c’est un comble, ils y ajoutaient même des erreurs !

Il en résulte que toutes ces tentatives de développement d’une solution maison aboutissent souvent à des coûts importants, des délais à rallonge et un framework déjà obsolète au jour de son lancement ! Il n’y a rien de surprenant à cela.

En effet, vouloir dès le début se construire une approche spécifique, c’est le faire au plus mauvais moment. Celui où nous ne maîtrisons ni l’agilité, ni ses conséquences sur notre organisation.

Bien sûr, il y a de nombreux frameworks d’agilité à l’échelle. Mon propos n’est pas de dire que SAFe est le meilleur d’entre eux. Je dirais surtout que c’est probablement le moins pire !

Ce qui est essentiel n’est pas d’en faire une implémentation rigide, mais de le prendre comme point de départ.

C’est un moyen de se construire une expérience de l’agilité à l’échelle au sein de notre organisation et de notre contexte.

Cela n’est en aucun cas un objectif ou une destination !

Alors que nos connaissances sur la nature de notre environnement, nos particularités culturelles et les attentes de nos clients progressent, nous pouvons alors commencer à élaborer nos adaptations en connaissance de cause. Il sera alors temps de concevoir une approche dans un esprit de continuous organization. C’est-à-dire, une entreprise capable de se réinventer et de s’améliorer en permanence.

Ainsi utiliser SAFe comme point de départ est un raccourci intéressant. Cela nous évite de devoir directement construire une approche spécifique, à un moment où notre compréhension des mécanismes est largement insuffisante. Créer son propre modèle quand on n’en a pas la maturité est une perte de temps. Tout comme faire de SAFe une vérité absolue à suivre à la lettre serait une erreur grossière

9. SAFe n’est pas de l’agilité à l’échelle

Quant à la dernière objection à faire à SAFe, c’est à moi d’intervenir et de la soumettre à votre réflexion. Si l’on en revient au coeur du problème qui est la manière de faire de l’agilité à l’échelle, je crois que SAFe, LeSS, DAD et autres Nexus sont tous foncièrement biaisés.

Face aux problématiques d’échelle, tous ces frameworks proposent de gérer la complexité liée à l’augmentation du nombre d’échanges (facteur d’émergence) par ajout de processus (ou mécanismes de coordination).

Ceux-ci peuvent être plus ou moins lourds, ils n’en restent pour autant pas autre chose qu’une forme de procédure. C’est à dire quelque chose par essence figée et qui ne peut être adaptée à toutes les situations.

Multiplier ainsi les processus reviendrait donc à réduire notre capacité d’adaptation.

Sur ce sujet d’ailleurs, il est intéressant de voir combien, dans le domaine militaire, les forces spéciales laissent une grande place à l’autonomie.

Certes, elles sont entraînées à réagir de manière quasi automatique à un grand nombre de situations. N’oublions pas qu’elles interviennent à des moments laissant souvent peu de place à la réflexion. Dans ces contextes, l’automatisme peut faire la différence entre la vie et la mort.

Mais, comme le dit le colonel Rémy: “un stage de type commando, est par principe un saut dans l’inconnu”. Au-delà de la technique, ce qui est sans doute encore plus important, c’est d’apprendre à s’adapter à l’imprévu !

Si nous cherchons réellement à être agile à l’échelle, nous devons donc fuir les règles préétablies.

Dès lors, il s’agit bien de diminuer le nombre de processus pour accroître notre capacité d’adaptation. En effet, plus nous serons nombreux, plus nous multiplierons les interfaces avec nos environnements et plus nous serons fréquemment confrontés au changement. Avec la taille, la nécessité de développer notre faculté d’adaptation gagne en criticité.

Si l’on devait proposer une définition de l’agilité à l’échelle, on pourrait l’écrire ainsi :
Être agile à l’échelle, c’est savoir accroître les capacités d’adaptation, de résilience ou d’innovation de l’organisation plus rapidement que sa taille n’augmente.

Sur ce sujet SAFe, tout comme l’ensemble des frameworks d’agilité à l’échelle, de par leurs ajouts de processus au fur et à mesure que l’organisation grandit, ne sont donc pas réellement adaptés… 

Mais alors… l’agilité à l’échelle est une utopie ?

Bien sûr que non ! Mais le changement pour y parvenir est loin d’être évident !

Si l’on accepte que l’agilité à l’échelle c’est l’adaptabilité à l’extrême, il existe bel et bien une approche en ce sens.

Si l’on regarde les principes de construction des organisations plates, tels que présentés par Frédéric Laloux dans son livre Reinventing Organizations, on s’aperçoit en effet que c’est précisément cette philosophie qui est à l’oeuvre.

L’entreprise libérée n’est à ce titre ni plus ni moins qu’une société dont la capacité d’adaptation a été poussée à l’extrême. Laisser chacun libre d’entreprendre les actions qui lui semblent les plus justes pour l’entreprise c’est permettre d’agir au plus près du changement. C’est comme de mettre le volume de l’agilité à 11 !

Plus l’entreprise est apte à laisser de l’autonomie à ses collaborateurs, plus elle gagne en agilité.

C’est un chemin qui, s’il peut être séduisant, comporte ses propres embûches !

À commencer par la difficulté à proposer une vision transcendantale, véritable lien de l’organisation qui permette à chacun d’avancer indépendamment dans la même direction. 

Sur ce sujet, vous pouvez d’ailleurs tout de suite oublier les visions du type: faire un milliard de chiffre d’affaires ou être le premier sur son marché.

Une vision ne vaut que si elle est partagée et bénéficie à tous. Tant que la poursuite de votre vision ne se traduit pas dans les actes de chacun au sein de l’organisation, vous n’avez pas encore trouvé le bon message.

Ce genre de transformation représente une véritable révolution culturelle et une route ardue.

Vous serez confrontés aux difficultés de la transparence, de l’acceptation des erreurs et de la valorisation de l’apprentissage et de l’expérimentation.

Vous affronterez la perte de repères de l’abandon des statuts et le challenge de la redéfinition des plans de carrière.

Vous devrez construire une entreprise apprenante qui permette le développement de chacun et se réinvente en permanence.

Aller dans cette direction, c’est accepter d’avancer sur un chemin peu emprunté où il vous faudra découvrir vos propres leçons. 

De fait, même si un tel mode d’organisation serait finalement une réponse plus pertinente aux problématiques d’échelle dans un monde complexe, le challenge est indéniable.

Il est ainsi souvent plus aisé d’apporter une réponse s’appuyant sur un framework d’agilité à l’échelle que de s’engager sur ce chemin. Quand bien même l’agilité à l’échelle porte ses propres limites.

Il n’y a aucune honte à cela et vous pouvez vous réconcilier avec SAFe.

Et si d’aventure votre coeur d’agiliste vous poussait vers davantage, n’ayez aucun regret.

Comme je l’ai dit et le répète : avec le bon accompagnement, l’un n’est pas nécessairement incompatible avec l’autre.

Si SAFe n’est pas la destination, c’est peut-être néanmoins l’un des meilleurs premiers pas…

entée temple

Un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas.

Lao Tseu

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